Nous avons eu la chance d'être interrogés par le journal Actu Retail sur notre opinion des mutations des modes de consommation.
La pandémie de Covid-19 a accéléré des changement sociologiques profonds. Dans la distribution, tandis que le digital (drive) concernait une offre restreinte de produits spécifiques, les distributeurs ont eu tendance à élargir leur gamme - dans un contexte où les formats hypers sont en perte de vitesse.
Actu Retail : La grande distribution et la restauration ont été deux vitrines privilégiées des changements de comportement induits par la crise sanitaire. Quels sont les principaux bouleversements que vous avez pu observer ces derniers mois ?
Camille Toumelin : Ces changements ont été divers, selon le canal de distribution auquel on s’intéresse. S’agissant de la grande distribution, les consommateurs français ont eu un recours quelque peu forcé au digital, qui s’est ensuite avéré pérenne. C’est le cas notamment du drive. Historiquement, le digital était essentiellement utilisé par des familles avec bébé ou enfants, dans le cadre de courses routinières. La crise a accéléré l’arrivée sur ce canal de personnes non initialement destinées à ce mode de consommation, telles que des sexagénaires, des quinquagénaires ou des jeunes. Ces nouveaux consommateurs ont été conquis et restent utilisateurs du circuit drive.
Par conséquent, la crise a apporté une évolution sociologique de l’usage du digital en grandes et moyennes surfaces, avec davantage de diversité. Cela impose de nouvelles techniques en termes de marketing et de communication. Si les distributeurs se focalisaient avant sur les grands formats et les produits de fond de placard pour le drive, les enseignes travaillent désormais sur l’impulsion car le digital est devenu un canal à part entière. C’est l’une des grandes mutations de l’année passée, ce qui invite les marques et les distributeurs à ajuster leur stratégie.
Concernant la restauration, la situation est plus complexe dans la mesure où les offres digitales étaient déjà très matures bien avant la pandémie. Deliveroo et Uber Eats n’ont pas eu à se réorganiser massivement, là où les drives ont été saturés lors du premier confinement avec des ruptures et des chaînes logistiques non adaptées. La différence est que le circuit digital est devenu l’unique canal de vente pour les restaurants, lorsqu’ils ont été contraints de baisser leur rideau. En interne, il a fallu préparer différemment les commandes puisque l’offre a dû évoluer presque intégralement vers de la vente à emporter.
Mais, pour le coup, le retour en arrière est plus visible qu’en grande distribution. Deliveroo ou Uber Eats ne remplaceront jamais un dîner en terrasse. Au contraire, les courses n’étant pas souvent perçues comme une source de plaisir, on est plus enclin à rester au digital une fois qu’on y a goûté.
Actu Retail : Avez-vous constaté des différences dans la diffusion de ces nouveaux modes de consommation au sein des territoires ?
Camille Toumelin : Le drive est un canal adapté aux espaces ruraux et aux petites villes, puisqu’il est généralement accolé à des hyper ou des supermarchés. Inversement, il est moins implanté dans les métropoles et les grandes villes. En zone urbaine, s’est donc développé le drive piéton. Cela a été une grande innovation qui a émergé de la crise et de l’année 2020. Ce canal est dynamique, car il permet par exemple à des Parisiens d’avoir des prix hyper au centre de la capitale. Il y a un vrai avantage à recourir au drive piéton pour les habitants des grandes villes (Paris, Lyon, Bordeaux, Lille, etc.).
L’expansion du drive classique, non piéton, a surtout été visible en dehors des métropoles. Ces dix dernières années, le drive s’était constamment développé grâce à l’ouverture de points de vente, les territoires étant jusqu’alors insuffisamment couverts. La croissance du chiffre d’affaires du drive passait donc majoritairement par l’implantation de nouveaux points dédiés. Aujourd’hui, la tendance s’est inversée. La couverture de l’offre drive est désormais étendue : la croissance de son chiffre d’affaires s’appuie davantage sur une augmentation de la pénétration dans les zones de chalandise que par de nouvelles ouvertures. Ce n’est plus le principal moteur d’un circuit qui a gagné en maturité.
Actu Retail : Comment ces deux secteurs, grande distribution et restauration, interagissent l’un avec l’autre en période de crise sanitaire ? Entre cannibalisation et mutualisation, quelles logiques avez-vous pu identifier ?
Camille Toumelin : Tout dépend du point de vue duquel on se positionne. Côté marques, elles ont connu un report de leurs ventes hors domicile au profit de celles générées en grandes et moyennes surfaces. Un acteur comme PepsiCo a vu ses ventes en consommation hors domicile s’effondrer, la grande distribution devenant alors son seul relais de croissance notamment via le drive.
Au niveau de l’offre, la frontière entre les deux secteurs de la grande distribution et de la restauration a commencé à s’estomper. Par exemple, on observe de plus en plus, dans les supermarchés, de plats préparés par des traiteurs, des artisans sushi, etc. C’est une façon de s’approcher de la restauration à emporter. Réciproquement, des enseignes de restauration à emporter, comme Frichti, se sont mises à commercialiser des offres d’épicerie et à reprendre des codes issus de la grande distribution.
Je ne dirais pas qu’il y a eu un phénomène de cannibalisation. Les acteurs ont coexisté et cela a permis de pallier pour partie la fermeture des restaurants. Cela pose en revanche des questions d’ordre organisationnel ou financier. C’est le cas de la TVA. Lorsque Frichti fait de l’épicerie, la TVA diffère probablement de celle que l’enseigne applique par ailleurs. Idem, les sushis vendus en supermarché par un artisan doivent-ils être soumis à un taux de 5,5 ou de 20 % ?
Actu Retail : Ces intrusions de l’un dans l’univers de l’autre se sont-elles restreintes au seul contexte de fermeture des restaurants, ou sont-elles appelées à se prolonger bien au-delà ?
Camille Toumelin : Cela se maintient et permet à la grande distribution de se réinventer. Les hyper et les supermarchés représentent un circuit en décroissance en France depuis plusieurs années. Le drive est le seul relais de croissance véritable du secteur. Inscrire dans les hyper et les supermarchés ces nouvelles offres, par exemple de restauration hors domicile et de traiteur, est l’une des façons de faire revenir les consommateurs en magasin. C’est aussi un moyen de remettre du plaisir dans des courses qui sont devenues, pour une majorité de Français, avant tout une contrainte.
Quels modèles apparus au moment de la crise sanitaire jugez-vous non pérennes ?
Camille Toumelin : Difficile à dire car nous ne sommes pas encore sortis de cette crise. Pour autant, le click and collect devrait se réduire en restauration. Les restaurants restent avant tout des lieux de vie. Beaucoup d’offres de digitalisation de la restauration vont devoir être repensées en fonction de cela. La situation est plus complexe pour la grande distribution. Après l’importante croissance du digital ces derniers mois, nous aurions pu nous attendre à une régression en 2021. En réalité, la croissance ralentit mais elle est toujours présente. Sur ce point, les évolutions semblent être pérennes.
À l’évidence, les clients retournent malgré tout en magasin et le véritable enjeu devient celui de l’omnicanalité. Cela implique de se recentrer sur le consommateur. L’écueil à éviter aujourd’hui, pour les marques comme pour les distributeurs, est de se focaliser sur les performances d’un unique canal. Une même personne peut être amenée à faire ses courses le matin en hypermarché, à les compléter d’un oubli en se rendant l’après-midi dans un magasin de proximité et, le soir, à effectuer une commande en ligne depuis chez elle. Et à chaque étape auprès d’enseignes différentes.
Penser au consommateur avant tout induit une problématique data, qui est encore peu traitée par la grande distribution. Il n’y a pas de suivi entre les différents canaux d’une même enseigne, sauf si le consommateur est encarté. Lorsque ce n’est pas le cas, les distributeurs ne sont pas en mesure de suivre ce qu’il consomme en magasin et ce qu’il achète via l’outil digital. De même, il est difficile d’analyser les habitudes de consommation d’un client qui se rend dans plusieurs enseignes. L’idéal serait de disposer d’un grand data lake partagé par les professionnels du secteur.
Actu Retail : Quelles sont les bonnes pratiques que vous souhaitez mettre en exergue et recommander aux professionnels des deux secteurs ?
Camille Toumelin : Les deux secteurs étaient insuffisamment digitalisés jusqu’à la survenance de cette crise. Ils commencent à apprendre les fondamentaux de l’outil digital. Il y a énormément de bonnes pratiques à mettre en place en matière de présentation des produits, de marketing consommateur et d’expérience utilisateur sur les sites. Les distributeurs et les restaurateurs réfléchissent sur tous ces sujets de merchandising et de visibilité. Cela passe par des catalogues digitaux ou bien encore la possibilité de commander sur des menus affichés depuis un iPad.
La marketplacisation est aussi un phénomène qui progresse beaucoup et pour lequel je suis plus réservée. Les distributeurs notamment, en s’inspirant d’Amazon, ouvrent leur propre marketplace. Carrefour l’a fait cette année. Le principe d’une marketplace est d’avoir différents vendeurs : or, toute la difficulté est de gérer une même commande composée de produits répondant à des chaînes logistiques différentes. De fait, tous n’arrivent pas en même temps et cela peut être irritant lorsque l’on compose son panier de courses. Nous nous sommes rendus compte que ce n’est pas la largeur d’une offre qui explique sa performance, mais plutôt sa pertinence. Cette marketplacisation pourrait aussi arriver dans la restauration, en permettant de commander son entrée chez l’un et son plat chez l’autre. Cela supposerait une coopération entre restaurateurs et un bouleversement des modes de vente.
Actu Retail : La crise a été, pour certains experts, un moment fort de valorisation d’une forme d’écoresponsabilité dans nos modes de consommation. Le consommer responsable devient-il, à vos yeux, un driver important pour les individus ?
Camille Toumelin : Globalement oui. L’écoresponsabilité progresse et c’est une très bonne nouvelle. Mais il ne faut pas oublier que la majorité des Français ont pour premier facteur d’achat, surtout dans les courses du quotidien, la préoccupation du prix. On ne peut pas demander à une famille en difficulté de s’intéresser à l’écoresponsabilité des produits avant leur coût. Une grande partie de la population continue de consommer par le prix et c’est normal. Le souci des caractéristiques écologiques des produits demeure l’apanage de consommateurs plus privilégiés ou fortement engagés.